L’affaire Lip : un demi-siècle de malentendu autogestionnaire
Résumé
Entreprises libérées, sociocratie, holacratie, bicamérisme économique, citoyenneté industrielle, sociétés coopératives et participatives (SCOP), etc. : les analyses du travail en France connaissent aujourd’hui un remarquable regain d’intérêt pour les formes de démocratie dans l’entreprise. Apparu au cours des « années 1968 », cet engouement s’est rapidement dissipé sous l’échec conjugué des lois Auroux1, des cercles de qualité et des reprises d’entreprises par les salariés dans les années 1980 (Quijoux, 2022). Dans un contexte de chômage de masse, le « recentrage » de la Confédération française démocratique du travail (CFDT)2 vers l’entreprise, puis du Parti socialiste vers l’économie de marché mettront un terme aux dernières velléités autogestionnaires lors de la même décennie. Vingt ans plus tard, la participation au travail réapparaît d’ailleurs dans un premier temps comme un objet du passé (Georgi, 2003). Depuis, cet intérêt n’a cessé de s’étoffer à la faveur d’une quête de nouvelles « utopies »3 capables de proposer des modèles alternatifs au capitalisme financier. Nourrissant aussi bien analyses académiques que promotion politique de la démocratisation de l’entreprise4, les travaux produits depuis le début du nouveau millénaire partagent souvent les mêmes préoccupations théoriques, portant sur les propriétés d’une gouvernance partagée et ses effets sur l’entreprise et ses travailleurs. Si l’examen est généralement bienveillant, mettant en exergue les vertus économiques et humaines d’une meilleure répartition du pouvoir dans l’entreprise, certains travaux se montrent plus réservés quant aux possibilités d’une démocratisation de l’espace professionnel, soulignant des phénomènes de délégation ou d’exploitation identiques à ceux observables dans les entreprises ordinaires5.
6 Dernier en date, l’ouvrage du principal leader de cette lutte, Charles Piaget : On fabrique, on ven (...)
2On retrouve en creux des débats anciens qui ont agité les années 1970, dont « l’affaire Lip » a sans doute été le point d’orgue, tout en amorçant leur déclin. S’étalant sur près d’une décennie, cette mobilisation ouvrière a durablement marqué l’histoire sociale du pays, notamment par son mot d’ordre « autogestionnaire » : « on fabrique, on vend, on se paye ». À l’heure du cinquantième anniversaire de cette lutte, deux ouvrages se démarquent des nombreux témoignages et documentaires qui alimentent régulièrement son mythe6. S’ils partagent, chacun à sa manière, une fascination pour cet événement, les auteurs en proposent des interprétations originales en s’intéressant à d’autres facettes de ce mouvement social. Nous verrons ainsi dans une première partie comment « l’affaire Lip » constitue avant tout, pour l’historien Donald Reid, une séquence inédite de bouleversement des frontières sociales. Puis, dans un second temps, il s’agira de comprendre, selon le politiste Guillaume Gourgues et l’ancien dirigeant de l’usine Claude Neuschwander, la manière dont cette « victoire ouvrière » a constitué la fin d’un État-providence et annoncé l’ère du néolibéralisme en France. Dans une dernière partie, nous montrerons que ces contributions finalement reviennent sur un malentendu vieux de plus d’un demi-siècle concernant cette lutte : sa dimension autogestionnaire. Cette discussion offrira l’occasion de revenir sur un écueil récurrent concernant l’analyse des formes démocratiques au travail : les conditions sociales de la participation.
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